Rarement, un type aura été si brillamment élu sans faire une seule promesse électorale. Le 29 septembre, Rui Moreira révolutionne la vie politique portugaise en emportant la mairie de Porto, la cité rivale de Lisbonne. Il bat à plate couture les deux favoris, le socialiste Pizarro et le conservateur Menezes. Avec 39,2% de votes dans sa besace, le sans-parti, l’homme hors sérail, ridiculise ses adversaires qui, tout professionnels de la politique qu’ils soient, obtiennent chacun la moitié de ses suffrages.
Séisme. Un respectable entrepreneur de 57 ans, jamais candidat à un scrutin ni affilié à une quelconque formation, emporte la mise à rebrousse-poil. En creux, on met à nu une classe politique décriée par une population lasse et sans espérance. Et ce avec un slogan trinitaire plutôt vague : «Cohésion sociale, dynamisme économique et force culturelle».
Dès la campagne électorale, le néophyte Rui Moreira a imposé un style contestatairesui generis, en accord avec cette retenue si portugaise, aux antipodes du vociférant populisme à la Beppe Grillo. Alors que ses adversaires promettaient monts et merveilles en pleine crise (un héliport, des jardins suspendus, deux nouveaux ponts sur le Douro, un tunnel par-dessous), lui la joue profil bas, très bas. On l’entend peu, il passe son temps à écouter. Ce fut sa façon de conquérir le cœur des Portuenses. Après annonce sur Facebook de sa venue, quartier par quartier, les habitants pouvaient monter dans sa vieille fourgonnette Volkswagen pour exprimer leurs souhaits, leurs plaintes, leurs rages. «J’ai compris à quel point les gens ont besoin d’être entendus par les politiques. Ils en ont assez de la poignée de mains, du discours fracassant, et bye-bye.»
Près de deux mois après son entrée en fonction, l’attitude n’a pas changé. Monsieur Tout-le-monde est toujours Monsieur Confidences. Ce matin, il a pris son petit-déjeuner dans un café quelconque, tout seul, à l’improviste, discutant le bout de gras avec des piliers de comptoir. Puis, il s’est rendu dans un hôpital public, toujours sans escorte, sans prévenir, pour s’entretenir avec les médecins quant aux risques humanitaires liés à la vague de froid. «Je m’impose cet exercice tous les jours, à pied, en métro, en bus, parfois en voiture de fonction que je conduis moi-même. Je rencontre une association de quartier, un syndic d’immeuble, un centre de santé, une école, un club de natation ou d’échecs. Je m’impose aussi de ne jamais être pressé. C’est ma manière de prendre le pouls. Souvent, on me fait part des drames personnels que je ne peux résoudre, mais il y a toujours des idées à prendre, à développer.» Avenant, l’élégance naturelle dans une veste foncée mettant en valeur sa minceur élancée, Rui Moreira ne dépare pas dans le majestueux bureau municipal entièrement boisé. Regard pénétrant, yeux plissés, nez busqué, le quinquagénaire n’a rien d’un alter antisystème ou d’un revanchard mû par le désir de «casser du notable», dont il pourrait être la parfaite incarnation. Son arrière-grand-père a fait fortune comme armateur, son père, dans les assemblages d’automobiles. Lui a réussi dans les conserveries de poisson. Ses sept frères et sœurs ne sont guère à plaindre non plus. Chez les Moreira, on est distingué, cultivé, bien éduqué (collège allemand puis études de gestion en Angleterre). Rui Moreira parle cinq langues, son père en parlait sept. Il affiche l’assurance et la décontraction de ceux qui ne manqueront jamais de rien. On sourit lorsque, après sa victoire, il salue l’arrivée au pouvoir du «peuple de Porto».
Quelle mouche a donc piqué ce rejeton apolitique de la haute bourgeoisie pour s’inventer un destin municipal ? Président de la respectée association des commerçants dans cette ville de négoce, l’homme jouissait d’une position enviable, influente. Il chroniquait la vie politique et sociale dans divers médias, commentait le foot dans Bola où il témoignait de son inconditionnel soutien au FC Porto. Ce père de deux enfants, séduisant séducteur deux fois séparé, et aux bras d’une présentatrice télé glamour de 37 ans, Bárbara Taborda, n’avait besoin ni d’argent ni de notoriété. Alors pourquoi ce saut dans le vide ? Un temps de réflexion : «Comme citoyen, j’en avais assez de voir Porto si mal gérée. J’avais un besoin de me rendre utile, sans doute. Et puis, je la connais si bien, ma ville.»
Porto, «sa» ville. Que, depuis tout jeune, il ne cesse d’arpenter, de photographier, de raconter. Porto, qui l’émeut, surtout les vieux quartiers bordant le Douro. Porto, pour laquelle il a renoncé à voyager.
Les motifs ne sont pas tous sentimentaux. Rui Moreira, phénomène médiatique qui accorde des interviews au compte-gouttes, voix qui pèse désormais lourd à l’échelle nationale, veut contrecarrer le centralisme lisboète. La capitale et son agglomération s’arrogent 80% des fonds européens, lorsque le Grand Porto - bien plus touché par le chômage (19%) - n’en récolte que les miettes. «Sa» ville, ce gestionnaire l’appelle aussi «Mon entreprise». Et, là, il en connaît un rayon : «Quand je vends Porto à un investisseur, je suis à l’aise. Je sais comment il pense. Tourisme, services ou high-tech, j’ai de bons espoirs.»
Et si possible, dit-il, dans les zones déshéritées de la ville, où le chômage touche la moitié des actifs. Son prédécesseur n’y mettait jamais les pieds, lui s’y est rendu trois fois en un mois. Quitte à donner des sueurs froides à son équipe. Rui Moreira, le joyeux noctambule, Rolex au poignet, résident d’un quartier huppé, villa avec piscine et tennis face à la mer, Jaguar au parking, cela aurait pu faire des étincelles dans ces endroits mal famés. «Rien de tel,affirme un collaborateur, aucune agression, ni insulte. Il les a écoutés. Ce que personne n’avait fait.»
Rui Moreira serait l’expression de ce qui a toujours caractérisé Porto, l’existence d’une élite «éclairée» et pragmatique. Dans son exécutif municipal, libéraux et communistes se côtoient, et il s’en réjouit. Lui n’est ni de gauche ni de droite, «plutôt des deux à la fois». A gauche, parce qu’il faut freiner les inégalités et dynamiser le lien social. «Quoique limité, le gros de notre budget ira aux associations qui s’y attellent», dit-il. A droite, parce que l’Etat ne peut s’endetter à outrance et parce que rien ne vaut la concurrence du privé.
Paradoxalement, cet inclassable avait lutté farouchement contre la privatisation de l’aéroport, début 2013, au profit du français Vinci. Argument : «Un groupe privé en situation de monopole est dangereux. L’aéroport, facteur d’attraction crucial, relève de l’intérêt public.»L’aéroport a doublé son nombre de voyageurs depuis une petite dizaine d’années. Car Porto est en vogue. Rui Moreira y contribue. Il irrite la classe politique, redonne espoir à beaucoup. Ne serait-ce parce qu’il veut se cantonner à «sa» ville et, surtout, parce qu’il prétend ne pas vouloir faire carrière.


RUI MOREIRA EN 5 DATES

8 août 1956 Naissance.
1978 Licence de gestion d’entreprise à l’université de Greenwich, Londres.
2001 Prend la présidence de l’Association des commerçants de Porto.
2011 Prend la direction du conseil d’administration de la «réhabilitation urbaine» de la ville.
29 septembre 2013 Elu maire de Porto.

Photo Alexandre Almeida. Kameraphoto