Les avocats du jeune homme, à l’origine des révélations des « Football Leaks », dénoncent « une persécution judiciaire » de la part des autorités portugaises.
Combien de temps Rui Pinto restera-t-il en prison ? Encore un bon moment, semble-t-il. A l’origine des révélations des « Football Leaks », qui ont déclenché une tornade à l’automne 2016 et deux ans plus tard, le lanceur d’alerte portugais a vu sa détention provisoire prolongée de trois mois, lundi 23 juin, par les autorités judiciaires de son pays.
Le jeune homme de 30 ans est incarcéré à Lisbonne depuis mars et son extradition autorisée par la Hongrie, où il résidait. Chargé de la procédure à ce stade, le parquet souhaiterait étendre à un an sa détention provisoire, jugeant son cas « complexe ». Rui Pinto, alias « John », n’a plus été entendu par la justice portugaise depuis sa première audition, en mars.
Contacté par Le Monde, son avocat portugais, Francisco Teixeira da Mota, est catégorique : « Il n’y a aucune raison juridique de garder Rui Pinto en prison. »
En janvier, un mandat d’arrêt européen avait été émis par le Portugal à l’encontre de M. Pinto. Le fonds d’investissements Doyen Sports, apôtre de la tierce propriété des joueurs (TPO), et le Sporting Club Portugal lui reprochent d’avoir « hacké » leur système informatique à l’automne 2015. Le lanceur d’alerte est aussi accusé de « violation du secret », « d’insulte publique » et « de tentative d’extorsion » contre Doyen Sports.
12 millions de fichiers remis aux enquêteurs français
Ses avocats estiment que ce dernier grief a été avancé pour « criminaliser » leur client. Lequel a été entendu comme témoin par le Parquet national financier (PNF) en novembre 2018. Il a remis 12 millions de fichiers informatiques aux enquêteurs français. Les autorités portugaises veulent, elles, récupérer la masse colossale de 10 téraoctets de données saisies à son domicile.
Rui Pinto est, en outre, en contact avec les autorités fiscales allemandes et a été auditionné, en mars, par le magistrat fédéral belge Julien Moinil. La plupart des données sont chiffrées et le lanceur d’alerte est désireux de les rendre utilisables quand sa détention sera levée.
D’autre part, les procureurs français, suisses et belges ont envoyé aux autorités hongroises une demande de « coopération européenne », dans le cadre d’Eurojust (l’Unité de coopération judiciaire de l’Union européenne), pour entendre M. Pinto comme témoin et obtenir les données saisies.
A l’initiative de la France, plusieurs pays européens (France, Allemagne, Belgique, Suisse, Portugal, Espagne) avaient tenu une réunion et organisé un point presse, en février, à La Haye (Pays-Bas), pour évoquer le cas Rui Pinto, qui avait permis au consortium European Investigative Collaborations (EIC), dont Mediapart fait partie, de multiplier les révélations.
Le représentant portugais à ce « sommet », Antonio Cluny, a toutefois discrédité cette démarche en se trouvant en situation de conflit d’intérêts. Son fils, João, est avocat au sein du cabinet portugais MLGTS, qui a pour clients plusieurs footballeurs éclaboussés par les « Football Leaks ».
Un associé du cabinet MLGTS est par ailleurs membre de l’équipe de défense du joueur portugais Cristiano Ronaldo dans l’affaire des accusations de viol qu’il aurait commis à Las Vegas. L’intéressé dément. Mais les autorités américaines, présentes à La Haye en février, espèrent récupérer des données des « Football Leaks » pour creuser leurs investigations dans ce dossier.
Au centre de ces enjeux judiciaires, Rui Pinto pourrait donc passer encore plusieurs mois en détention provisoire, contre laquelle il a fait appel, avant de connaître les charges retenues ou non contre lui.
« Persécution judiciaire »
« Il est ahurissant que les datas soient utilisés pour criminaliser lourdement et injustement Rui Pinto et non pour criminaliser ceux qui doivent rendre des comptes : les grands délinquants portugais du football (agents, sociétés de conseil) », déclare au Monde Me William Bourdon, le principal avocat de Rui Pinto. « Rui Pinto fait l’objet d’une persécution judiciaire qui s’explique par la puissance du monde du football portugais, ses clubs et agents [en premier lieu Jorge Mendes, poursuivi comme ses clients Cristiano Ronaldo et José Mourinho pour évasion fiscale]. Dès l’origine, Rui Pinto n’a souhaité qu’éclairer le monde et ses découvertes ont dépassé tous ses cauchemars. Elles donneront lieu, dans quelques années, à de grands procès en matière de fraude fiscale. »
Avec la fondation Signal Networks et d’autres parlementaires, la députée européenne portugaise (PSE) Ana Gomes a demandé à rencontrer Francisca Van Dunem, la ministre de la justice du Portugal pour évoquer le cas Rui Pinto. Le rendez-vous est prévu le 16 juillet.
« Ce sera une opportunité pour clarifier les raisons pour lesquelles Rui Pinto doit être considéré, et protégé comme un lanceur d’alerte, au lieu de subir le traitement voué à des criminels dangereux. Voici trois mois qu’il est en détention préventive au Portugal, sans accusation formelle », confie au Monde Mme Gomes.
« On craint qu’il n’ait été mis en prison pour le briser psychologiquement, poursuit-elle. Entre-temps, les grands criminels qu’il pourrait aider la justice portugaise à capturer continuent, sans problème, leur activité criminelle… »
Une directive européenne en question
Mme Gomes s’étonne que Rui Pinto n’ait pas été « invité, jusqu’à aujourd’hui, à coopérer avec les autorités portugaises contre la criminalité financière et fiscale qu’il a exposée ». Alors qu’en Espagne, plusieurs dizaines de millions d’euros ont été récupérés grâce aux amendes et peines infligées à Cristiano Ronaldo ou José Mourinho pour fraude fiscale, les autorités portugaises ne donnent aucun élément chiffré en la matière.
« La politique menée par le Portugal et l’acharnement des autorités judiciaires portugaises sont en contradiction avec le droit européen en matière de protection des lanceurs d’alerte et les exigences et ambitions d’Eurojust », dénonce William Bourdon. Ce que dit également Mme Gomes,selon qui le Portugal devrait se plier à la directive européenne contre le blanchiment de capitaux et financement du terrorisme, « dont l’article 38 oblige les Etats membres à protéger les lanceurs d’alerte de crimes de blanchiment ». D’autant qu’une nouvelle directive en matière de protection de ces lanceurs d’alerte a été adoptée le 16 avril par le Parlement européen.
« On me dit que les autorités françaises ont proposé à Rui Pinto un statut de protection spéciale en France, prenant en compte les énormes risques qu’il courait, avance Ana Gomes. C’est accablant de penser que rien de similaire ne se passe au Portugal, où le football est devenu le vrai “opium du peuple”. »
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